Episode 3 : La déception
Dans le cimetière de Montmartre, Estelle n’eut aucune peine à renifler des idées pour son article. Elle se sentait pousser des ailes et l’inspiration précédait ses pas. Son appareil-photos lâchait des « clic clac clic clac » au coin de chaque allée. Elle rencontra même un employé fort bavard qui, entre la tombe de « La Goulue », cette danseuse de French cancan et celle de Francis Lopez, le compositeur d’opérettes, lui raconta l’époque où les artistes étaient enterrés durant la nuit, bien à l’abri de tous les regards ! Estelle était ravie, elle avait hâte de renter à l’hôtel et de laisser ses doigts parcourir son clavier, elle tenait son article ! Elle raconterait l’enterrement d’un comédien ou d’un musicien, en pleine nuit…Elle imaginait déjà la tête du boss lorsqu’il annoncerait que les ventes de ce nouveau magazine dépasseraient de loin les chiffres espérés et que, par la même occasion, les promotions pleuvraient parmi le personnel. Diable – un mot qu’il s’agissait d’utiliser à tort et à travers lorsqu’on dirigeait un mag qui s’appelle Gothics ados – que ce printemps était beau, grand et plein de promesses !
Elle passa la soirée dans le café des Deux Moulins, café dans lequel Amélie Poulain exerça le métier de serveuse et, durant deux ou trois heures, elle pianota sur son pc. Les mots se bousculaient et les idées s’enchaînaient les unes sur les autres. Elle se sentait tellement heureuse lorsque le visage de d’Artagnan s’infiltrait entre les allées parfois morbides de ce cimetière ! Elle s’aperçut alors que son cœur battait bien plus vite que de coutume et elle espérait que le lendemain matin, au petit déjeuner, elle pourrait croiser de nouveau ce prince charmant.
Le jour commençait à replier ses paupières. Estelle déambulait dans les rues de Montmartre, revenant parfois sur ses pas, et traversant deux ou trois fois la même rue. Place du Tertre, un peintre lui demanda pour poser. Ce qu’elle fit. Vous êtes lumineuse, lui dit-il, remontez le col de votre blouson bordeaux, voilà comme ça, et inclinez-vous de trois-quarts vers la gauche, en direction de ce restaurant… C’est vrai qu’Estelle était une jolie fille. Grande et brune. Des rondeurs, juste ce qu’il fallait pour que les hommes se retournent sur elle, et mises en valeur par des tenues très mode et colorées. Des yeux verts dans lesquels ondulait un bleu azur lorsque les reflets de la lumière le permettaient.
Il était tard lorsqu’Estelle rentra à l’hôtel et elle n’eut le temps d’appeler l’ascenseur que le réceptionniste lui signala qu’elle était attendue depuis une heure déjà, au bar.
La surprise n’en fut pas une. Ce moment, elle l’attendait. Oh, bien sûr, elle aurait préféré se doucher, se parfumer et liquider ce sac encombrant et cet ordinateur qui avait pesé lourd sur ses épaules…
D’Artagnan était là, relax et souriant, assis devant un verre, les yeux rivés vers Estelle qui s’approchait de lui.
— C’est vous qui m’attendez ? dit-elle en prenant un air dégagé, tout en se débarrassant de la large bandoulière de son sac.
— Vous voyez quelqu’un d’autre ici ? demanda Medhi Leclercq sur un ton badin, presque moqueur.
— Voyons, ce pourrait être cet homme, là, sur la peinture murale !
— Ah, ah, ah, et pleine d’humour avec ça ! Jeune, jolie, et pleine d’humour ! Je vous attendais…Ce matin, vous avez oublié ceci, dit-il en avançant sur la table un stylo doré d’une marque connue et en la priant de s’asseoir d’un geste de la main.
— Oh, ça alors, je pensais qu’il s’était perdu …dans mon sac !
— Jeune, jolie, pleine d’humour…et distraite ! Vous prendrez bien un verre avec moi, s’enquit-il d’une voix de velours.
— Volontiers, un jus d’oranges pressées s’il vous plaît, répondit-elle en s’asseyant sur le fauteuil en cuir noir juste en face de cet homme au regard de feu, tout en rangeant à côté d’elle sac et ordinateur.
Estelle rageait quand même. Elle aurait voulu se recoiffer, se maquiller un peu, se mettre au mieux. Le regard de braise ne la quittait pas, ça la rendait presque mal à l’aise. Un groupe de touristes débarqua, des chinois. Ça jacassait dans le hall de l’hôtel qui soudain se transforma en une fourmilière.
— Vous êtes ici pour quelques jours ? demanda d’Artagnan.
— Je suis ici pour affaires, répondit Estelle, d’un air sérieux, presqu’intellectuel.
En réalité, elle sentait un grand frisson lui parcourir tout le corps et pour lâcher cette phrase, elle avait rassemblé ses esprits au maximum. Elle ne voulait pas dévoiler au premier venu la raison réelle de ce voyage à Paris. Estelle sentait bien qu’il se passait quelque chose entre ce Medhi Leclerc et elle. Elle aurait voulu rester assise là toute la nuit. Dans le silence, dans le bruit, qu’importe. Ce type dégageait une sérénité peu commune tout en remplissant l’atmosphère d’une énergie envoûtante. Elle aurait voulu lutter, extirper de sa tête le visage et la silhouette de cet intrus. Sa volonté disait non et son cœur disait oui, lourd dilemme.
— Ça ne va pas ? Vous êtes contrariée ?
— Non, non, aucunement, je….Je réfléchissais !
— Oui, les affaires, toujours les affaires. C’est sérieux, n’est-ce pas ?
— Oui, je suis étudiante en architecture et je visite d’anciens sites industriels reconvertis en lofts. En lofts ou …tout autre logement.
— Ah, c’est donc cela, vos affaires…
Estelle aurait voulu reprendre ses paroles mais c’était trop tard. Ce mensonge était sorti tout de go. Pour Estelle, étudier l’architecture était plus glorieux que de chercher des sujets pour un article de presse dans un cimetière parisien, tout cela afin d’intéresser de jeunes glandeurs gothiques.
Medhi Leclerc était si élégant dans son veston de tweed qu’Estelle l’imaginait à un poste valorisant. Elle ne comprenait même pas comment, hier soir dans ce taxi, elle n’avait rien perçu du charisme de ce type. Dieu comme je suis bête, pensa-t-elle.
Le dialogue était entrecoupé de longs silences. Estelle Debierge ne savait où déposer son regard tandis que Medhi Leclerc, lui, n’hésitait aucunement. Il détaillait le corps de son invitée et il devait se rendre à l’évidence, Estelle Debierge était une fille vraiment bien roulée, dont il venait de tomber amoureux. Dans ses veines, il sentait crépiter mille feux et il aurait voulu passer la main dans ces jolies boucles brunes et puis déposer un baiser sur ces délicieuses lèvres. La veille, il avait tellement aimé partager ce taxi avec cette jeune femme sûre d’elle et armée d’une pareille répartie. Ça l’avait beaucoup amusé.
— Vous n’avez donc pas soif ?
— Oh oui bien sûr, je ne me souvenais même pas que j’avais commandé un jus d’oranges ! dit-elle en balayant d’un geste quelques mèches de cheveux.
— L’air de Paris, sans doute ! Cette ville-lumière est …est…
— Suffocante !
— Suffocante ? Vous étouffez ?
— Non, je voulais dire…énivrante, c’est ça, énivrante !
Et ils eurent tous deux un terrible fou rire.
— Excusez-moi mais je dois vous laisser, je…
— Oui, je comprends, vos affaires…
— C’est ça, des dossiers m’attendent encore et vous savez, l’architecture, c’est…c’est…
— C’est l’architecture !
— Oui, c’est bien ça !
Medhi Leclerc se sentit tellement malheureux lorsqu’il regarda s’éloigner la silhouette presque parfaite de cette jeune étudiante en architecture qu’il se demandait pourquoi il ne lui proposait pas, là, tout de suite, un peu plus si …affinités. Il essaya de deviner son âge et se dit que si Estelle Debierge était encore étudiante, elle ne devait avoir qu’une vingtaine d’années. Et lorsqu’il lui annoncerait que lui en avait une quinzaine de plus…
Estelle monta dans l’ascenseur et lorsqu’elle voulu appeler son étage, une main d’homme recouvrit la sienne. Les lèvres de Medhi se rapprochèrent de celles d’Estelle et ils échangèrent dans l’ascenseur un long et tendre baiser. Medhi appuya plusieurs fois sur les boutons afin de prolonger le voyage. Estelle se sentit saisie d’un vertige au fur et à mesure que l’étreinte se prolongeait. Quant à Medhi, l’enthousiasme de la jeune femme l’excitait de plus en plus et il imaginait très bien leurs deux corps, nus sur une couverture de velours, devant un feu ouvert dont les flammes rouges et jaunes crépiteraient et illumineraient leurs beaux visages aux lèvres gourmandes.
Cette nuit-là, Estelle ne dormit pas. Elle avait beau chasser de son esprit le profond regard de Medhi Leclerc et s’en vouloir de s’amouracher du premier venu, les battements de son cœur parlaient pour elle et ses joues en feu lui donnaient l’impression d’un volcan sur le point de cracher sa lave. Lutter contre sa volonté était vain et elle aurait aimé accélérer le temps et se retrouver, en un seul clic du doigt, le lendemain matin devant le buffet du petit déjeuner. Et, à proximité d’elle, Medhi Leclercq.
Mais le mercredi matin, personne. Estelle attendit et resta à table jusqu’à presque dix heures. En vain. A chaque claquement de portes, chaque éclat de voix, elle pensait apercevoir le chevalier d’Artagnan. Personne. Les chinois ne cessaient de la saluer en passant à côté d’elle et ça commençait à l’agacer. Elle se décida enfin :
— Excusez-moi mais hier, monsieur Leclerc m’a prêté un livre et je pensais lui remettre ce matin mais…
Carine-Laure Desguin
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Les livres: http://carinelauredesguin.over-blog.com/mes-livres.html